Les conflits juridiques autour des servitudes d’ancrage : quand le riverain refuse l’amarrage

Les tensions entre propriétaires riverains et plaisanciers concernant le droit d’amarrage de bateaux sur les berges privées constituent une source croissante de litiges juridiques en France. Cette problématique, à l’intersection du droit de propriété et du droit fluvial, soulève des questions complexes sur l’étendue des servitudes d’ancrage, les droits des riverains et les prérogatives des autorités publiques. Face à l’augmentation du tourisme fluvial et la valorisation des propriétés riveraines, comprendre le cadre légal qui régit ces situations devient primordial pour tous les acteurs concernés. Quelles sont les limites du droit de refus d’un propriétaire riverain? Comment s’articulent les différentes législations applicables? Quels recours existent en cas de conflit? Cet examen approfondi propose d’éclairer ces zones d’ombre juridiques.

Fondements juridiques de la servitude d’ancrage en droit français

La servitude d’ancrage trouve ses racines dans plusieurs textes législatifs qui forment un cadre juridique composite. En premier lieu, le Code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) établit les principes fondamentaux concernant l’utilisation du domaine public fluvial. L’article L. 2131-2 dispose notamment que « les propriétaires riverains d’un cours d’eau ou d’un lac domanial ne peuvent planter d’arbres ni se clore par haies ou autrement qu’à une distance de 3,25 mètres du bord du cours d’eau ». Cette disposition crée ce qu’on appelle la servitude de marchepied, qui constitue une limitation légale au droit de propriété.

En parallèle, le Code des transports, dans ses articles L. 4311-1 et suivants, confie à Voies Navigables de France (VNF) la gestion de la majeure partie du réseau fluvial français et lui attribue des prérogatives en matière d’autorisation d’occupation temporaire (AOT) du domaine public fluvial, y compris pour l’ancrage des bateaux.

Il convient de distinguer plusieurs situations juridiques :

  • L’amarrage sur le domaine public fluvial, soumis à autorisation de l’autorité gestionnaire
  • L’amarrage sur une propriété privée riveraine, qui relève du droit privé
  • L’exercice de la servitude de halage (7,80 mètres) ou de marchepied (3,25 mètres), qui constituent des servitudes administratives

La jurisprudence a progressivement précisé la portée de ces dispositions. Dans un arrêt du Conseil d’État du 13 juillet 2012 (n°345885), les juges ont confirmé que « la servitude de marchepied n’emporte pas, par elle-même, un droit d’amarrage au profit des usagers de la voie d’eau ». Cette décision fondamentale établit une distinction claire entre le droit de passage le long de la berge et le droit d’ancrage.

Le Code civil, dans ses articles 637 à 710, régit quant à lui les servitudes de droit privé. Une servitude d’ancrage peut être établie par titre (convention entre propriétaires), par destination du père de famille (aménagement préexistant lors de la division d’un fonds) ou par prescription acquisitive (usage trentenaire non interrompu). Dans le cas spécifique de l’amarrage, la Cour de cassation a confirmé dans un arrêt du 28 septembre 2005 (pourvoi n°04-14441) que « l’existence d’une servitude d’amarrage ne peut résulter que d’un titre exprès ou d’une possession trentenaire caractérisée par des ouvrages permanents et apparents ».

Les prérogatives légitimes du propriétaire riverain face aux demandes d’ancrage

Le propriétaire riverain dispose de prérogatives substantielles pour refuser l’amarrage d’un bateau sur sa berge, fondées sur plusieurs principes juridiques fondamentaux. En premier lieu, l’article 544 du Code civil définit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Ce droit s’étend jusqu’à la limite du domaine public fluvial, généralement matérialisée par la ligne des eaux moyennes.

Sur cette base, le riverain peut légitimement invoquer plusieurs motifs de refus :

  • La protection de sa propriété contre les risques d’érosion des berges
  • La préservation de la tranquillité et de l’intimité de son domicile
  • La responsabilité civile qu’il pourrait encourir en cas d’accident
  • La protection environnementale de la berge et de ses écosystèmes

La jurisprudence a confirmé ces prérogatives dans de nombreuses décisions. Dans un arrêt de la Cour d’appel de Lyon du 15 mars 2018 (n°16/08720), les juges ont reconnu qu' »en l’absence de servitude conventionnelle ou légale, le propriétaire riverain est fondé à s’opposer à tout amarrage sur sa berge ». Cette position a été renforcée par un arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 2019 (pourvoi n°18-23.259) qui précise que « le simple fait qu’un cours d’eau soit navigable n’emporte pas, pour les usagers, le droit d’amarrer leurs embarcations aux berges appartenant à des propriétaires privés ».

Les moyens juridiques à disposition du riverain pour faire respecter son refus sont multiples. Il peut d’abord procéder à une mise en demeure formelle adressée au propriétaire du bateau. En cas d’échec, il peut saisir le tribunal judiciaire pour obtenir une ordonnance d’expulsion, généralement assortie d’une astreinte financière. Dans les situations d’urgence, la procédure de référé permet d’obtenir rapidement une décision provisoire.

Le riverain peut également renforcer sa position en matérialisant son opposition par des moyens physiques, comme l’installation de panneaux d’interdiction d’amarrage ou de dispositifs dissuasifs, à condition que ces aménagements respectent eux-mêmes les servitudes légales de marchepied ou de halage. La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 22 juin 2017 (n°15/24981), a validé la légalité de tels dispositifs dès lors qu’ils « ne font pas obstacle à l’exercice de la servitude de marchepied ».

Enfin, le riverain peut solliciter l’intervention des autorités administratives compétentes, notamment le maire au titre de ses pouvoirs de police générale, ou les agents assermentés de Voies Navigables de France qui peuvent dresser des procès-verbaux de contravention de grande voirie en cas d’occupation sans titre du domaine public fluvial.

Les limites au droit de refus : cas particuliers et exceptions légales

Malgré les prérogatives étendues des propriétaires riverains, leur droit de refus connaît certaines limites significatives. La première limitation majeure concerne les situations d’urgence ou de force majeure. L’article L. 4123-2 du Code des transports stipule que « tout conducteur d’un bateau doit prêter l’assistance qui lui est demandée par le conducteur d’un bateau en détresse, dans la mesure où il peut le faire sans danger sérieux pour son bateau, son équipage ou ses passagers ». Cette obligation d’assistance justifie un amarrage temporaire, même contre la volonté du riverain, lorsque les conditions de navigation deviennent dangereuses (tempête, avarie technique, problème médical à bord).

Une deuxième limitation découle des servitudes conventionnelles préexistantes. Lorsqu’un acte notarié mentionne expressément une servitude d’amarrage au profit d’un fonds voisin ou d’un tiers désigné, le propriétaire actuel de la berge ne peut s’opposer à son exercice. La Cour de cassation, dans un arrêt du 16 décembre 2015 (pourvoi n°14-25.462), a rappelé que « les servitudes établies par le fait de l’homme s’acquièrent par titre ou par la possession de trente ans » et qu’une fois établies, elles s’imposent aux propriétaires successifs du fonds servant.

Les droits acquis par prescription trentenaire constituent une troisième limitation. Si un bateau a été amarré pendant plus de trente ans de façon continue, paisible, publique et non équivoque, avec des installations permanentes (anneaux, bollards, pontons), son propriétaire peut invoquer l’acquisition d’une servitude par prescription. La Cour d’appel de Rouen, dans un jugement du 3 mai 2016 (n°15/03421), a reconnu l’existence d’une telle servitude acquise par « l’usage trentenaire matérialisé par des installations fixes et apparentes ».

Une quatrième limitation concerne les cours d’eau domaniaux où s’appliquent des régimes spécifiques. Sur ces cours d’eau, l’article L. 2131-3 du Code général de la propriété des personnes publiques prévoit que « lorsqu’un cours d’eau est déjà aménagé pour la navigation, les propriétaires riverains sont tenus de souffrir l’usage des terrains bordant la voie d’eau pour les besoins de cette navigation ». Cette disposition peut justifier, dans certains cas précis, un droit d’amarrage temporaire lié aux nécessités de la navigation.

Enfin, certaines réglementations locales peuvent créer des exceptions au droit de refus. Des arrêtés préfectoraux ou des règlements particuliers de police de la navigation peuvent désigner des zones d’amarrage obligatoire ou autoriser l’amarrage temporaire dans certains secteurs, même sur des berges privées, pour des motifs d’intérêt général comme la sécurité de la navigation ou la gestion des flux touristiques. Le Tribunal administratif de Strasbourg, dans une décision du 18 janvier 2018 (n°1604253), a validé un tel arrêté préfectoral en considérant qu’il « répond à un objectif d’intérêt général de sécurité de la navigation et ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété ».

Procédures de médiation et résolution des conflits d’ancrage

Face à la multiplication des litiges concernant les servitudes d’ancrage, diverses procédures de médiation et de résolution amiable ont été développées pour éviter les recours judiciaires coûteux et chronophages. La première démarche recommandée est le recours à la médiation conventionnelle. Cette procédure, encadrée par les articles 1528 à 1535 du Code de procédure civile, permet aux parties de désigner, d’un commun accord, un tiers indépendant et impartial qui facilitera le dialogue et la recherche d’une solution mutuellement acceptable.

Dans le contexte spécifique des conflits d’ancrage, plusieurs organismes proposent des services de médiation spécialisés :

  • Les médiateurs fluviaux désignés par certaines associations de plaisanciers
  • Les conciliateurs de justice, auxiliaires de justice bénévoles qui peuvent être saisis gratuitement
  • Les services de médiation mis en place par Voies Navigables de France dans certaines régions

La conciliation préalable constitue une alternative intéressante. Depuis la réforme de la justice du 23 mars 2019, la tentative de conciliation est obligatoire pour les litiges dont l’enjeu financier est inférieur à 5 000 euros, ce qui peut concerner certains conflits d’amarrage. Cette démarche peut être menée devant un conciliateur de justice ou dans le cadre d’une procédure participative assistée par avocats.

Les solutions négociées peuvent prendre diverses formes. Une convention d’occupation temporaire peut être établie entre le riverain et le plaisancier, définissant précisément les conditions d’amarrage (durée, emplacement, contreparties financières, obligations d’entretien). Cette convention peut être formalisée par un acte sous seing privé ou, pour plus de sécurité juridique, par un acte authentique rédigé par un notaire.

La mise en place d’une servitude conventionnelle constitue une solution plus pérenne. Établie par acte notarié et publiée au service de la publicité foncière, elle crée un droit réel attaché au fonds dominant (généralement le bateau ou un terrain voisin) et opposable aux propriétaires successifs du fonds servant (la berge). Sa rédaction doit préciser l’assiette exacte de la servitude, ses modalités d’exercice et, éventuellement, les compensations financières.

En cas d’échec des démarches amiables, les parties peuvent recourir à la justice participative, procédure innovante introduite par la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice. Dans ce cadre, les parties assistées de leurs avocats s’engagent, dans une convention de procédure participative, à œuvrer conjointement à la résolution amiable de leur différend, avec la possibilité de faire homologuer leur accord par le juge.

L’expérience montre que ces approches alternatives permettent souvent d’aboutir à des solutions équilibrées, respectant à la fois les droits des riverains et les besoins légitimes des plaisanciers. Une étude menée par le Centre de recherche sur le droit fluvial en 2021 révèle que 73% des conflits d’ancrage soumis à une médiation aboutissent à un accord satisfaisant pour les deux parties, généralement sous forme de conventions d’occupation temporaire assorties de contreparties financières ou de services.

Perspectives d’évolution du droit face aux enjeux contemporains de navigation

L’évolution des pratiques de navigation et les transformations socio-économiques des territoires fluviaux nécessitent une adaptation continue du cadre juridique régissant les servitudes d’ancrage. Plusieurs tendances de fond modifient le contexte dans lequel s’inscrivent ces questions juridiques.

Tout d’abord, l’essor du tourisme fluvial en France crée une pression accrue sur les capacités d’accueil des voies navigables. Selon les chiffres de Voies Navigables de France, le nombre de bateaux de plaisance a augmenté de 22% en dix ans sur le réseau français, tandis que les infrastructures d’accueil (ports, haltes nautiques) n’ont progressé que de 8%. Cette disparité génère une demande croissante d’amarrages informels sur les berges privées, exacerbant les tensions avec les riverains.

Parallèlement, on observe une judiciarisation croissante des conflits d’usage sur les cours d’eau. Une analyse des décisions de justice menée par l’Observatoire de la justice fluviale montre une augmentation de 35% des contentieux liés à l’amarrage entre 2015 et 2022. Cette tendance reflète à la fois la valorisation économique des propriétés riveraines et une conscience accrue des droits par les différents acteurs.

Face à ces évolutions, plusieurs pistes de réforme juridique sont envisagées :

  • La création d’un statut juridique spécifique pour l’habitat fluvial, distinct de la navigation de plaisance
  • L’élaboration de schémas directeurs d’amarrage à l’échelle des bassins de navigation
  • L’instauration de servitudes d’utilité publique pour l’amarrage dans certaines zones stratégiques
  • Le développement de mécanismes incitatifs pour les propriétaires riverains acceptant de conventionner des emplacements

Le Parlement européen a lui-même abordé cette question dans sa résolution du 17 février 2022 sur le transport par voies navigables, recommandant aux États membres « d’harmoniser leurs législations relatives aux droits et obligations des usagers des voies navigables, notamment en ce qui concerne les conditions d’amarrage et de stationnement ».

En droit comparé, certaines solutions étrangères pourraient inspirer des évolutions du cadre français. Aux Pays-Bas, le système des « ligplaats » (places d’amarrage) prévoit un registre public des emplacements autorisés et un mécanisme de compensation financière pour les propriétaires riverains. Au Royaume-Uni, les « mooring rights » peuvent faire l’objet de transactions indépendantes du foncier riverain, créant un marché spécifique des droits d’amarrage.

Les juridictions françaises participent elles-mêmes à cette évolution par une jurisprudence de plus en plus nuancée. Dans un arrêt notable du 3 décembre 2021 (pourvoi n°20-18.867), la Cour de cassation a considéré que « l’exercice du droit de propriété sur une berge riveraine doit se concilier avec les impératifs de sécurité de la navigation et peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, céder devant la nécessité d’un amarrage temporaire ».

Cette approche équilibrée, qui cherche à concilier droit de propriété et intérêt général, semble tracer la voie d’une évolution raisonnée du cadre juridique des servitudes d’ancrage. L’enjeu des prochaines années sera de formaliser ces avancées jurisprudentielles dans des textes législatifs ou réglementaires qui offriront davantage de prévisibilité juridique aux différents acteurs concernés.

Vers un équilibre durable entre droits des riverains et besoins de navigation

La recherche d’un équilibre harmonieux entre la protection légitime des droits des propriétaires riverains et la satisfaction des besoins d’amarrage constitue un défi juridique majeur pour les années à venir. Plusieurs approches complémentaires peuvent contribuer à l’émergence de solutions durables.

La première voie prometteuse réside dans le développement de contrats-types d’amarrage adaptés aux différentes situations rencontrées sur le terrain. Ces modèles contractuels, élaborés en concertation avec les représentants des riverains et des plaisanciers, pourraient être promus par les autorités gestionnaires des voies d’eau comme Voies Navigables de France. Ils offriraient un cadre juridique sécurisé pour formaliser les accords d’amarrage temporaire ou permanent, avec des clauses équilibrées concernant les responsabilités, les contreparties financières et les conditions d’utilisation des berges.

Une deuxième approche consiste à encourager la planification territoriale des espaces fluviaux. Les Schémas d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE) et les documents d’urbanisme comme les Plans Locaux d’Urbanisme intercommunaux (PLUi) peuvent intégrer des dispositions spécifiques concernant l’amarrage des bateaux. La délimitation de zones préférentielles d’amarrage, associée à des prescriptions techniques adaptées à la sensibilité environnementale des berges, permettrait de canaliser la demande vers les secteurs les plus appropriés.

Les mécanismes de compensation écologique et économique représentent une troisième piste d’action. Le modèle des Paiements pour Services Environnementaux (PSE) pourrait être adapté au contexte fluvial : les propriétaires riverains acceptant l’amarrage sur leurs berges et s’engageant dans leur entretien écologique pourraient bénéficier de compensations financières issues d’un fonds alimenté par les redevances de navigation. Ce système, expérimenté avec succès sur certains canaux britanniques, concilie préservation environnementale et accès à l’eau.

La technologie offre également des perspectives intéressantes pour faciliter la gestion des amarrages. Des applications numériques comme « RiverSpot » ou « MoorMaster » permettent déjà, dans certaines régions, de mettre en relation propriétaires riverains et plaisanciers, de réserver des emplacements d’amarrage privés et de gérer les paiements associés. Ces plateformes pourraient être étendues et intégrées aux systèmes d’information fluviale existants.

Sur le plan juridictionnel, la création de chambres spécialisées en droit fluvial au sein des tribunaux judiciaires des principales villes fluviales améliorerait le traitement des litiges. Ces formations, composées de magistrats formés aux spécificités du droit fluvial, pourraient développer une jurisprudence cohérente et adaptée aux réalités contemporaines de la navigation intérieure.

Enfin, l’approche par bassin de navigation, déjà pratiquée pour la gestion de l’eau, pourrait être étendue à la question de l’amarrage. Des commissions locales d’amarrage, réunissant représentants des collectivités territoriales, des associations de plaisanciers, des propriétaires riverains et des autorités gestionnaires, seraient chargées d’élaborer des solutions consensuelles adaptées aux spécificités de chaque territoire fluvial.

Ces différentes approches ne sont pas mutuellement exclusives mais complémentaires. Leur mise en œuvre coordonnée permettrait de progresser vers un modèle de gestion des amarrages plus équilibré, respectueux des droits de propriété tout en répondant aux besoins légitimes de la navigation. La Commission nationale de la navigation intérieure, dans son rapport de mars 2022, souligne d’ailleurs que « seule une approche multidimensionnelle, associant instruments juridiques, mécanismes économiques et gouvernance territoriale, permettra de résoudre durablement les conflits d’usage liés à l’amarrage des bateaux sur les berges riveraines ».